Se réapproprier son alimentation, un premier pas vers la souveraineté alimentaire
Tata Ametoenyenou, directeur de l’Oadel au Togo, partage une longue histoire avec le CFSI. Depuis 2009, il participe activement au festival ALIMENTERRE et les actions de son association sont régulièrement soutenues par le programme Promotion de l’agriculture familiale en Afrique de l’Ouest (Pafao). A l’occasion de son passage à Paris le 2 avril 2024, nous en avons profité pour l’interroger sur son parcours d’entrepreneur et son engagement en faveur d’une alimentation saine, durable et de qualité. Cette interview, assez longue, a été scindée en plusieurs parties que vous pourrez retrouver chaque trimestre dans notre newsletter.
La création de l’Oadel : un engagement en faveur de la souveraineté alimentaire
Je suis né un jeudi à Lomé, j’ai un prénom qui est lié à mon jour de naissance : Yawo, mais mon petit nom c’est Tata, c’est plus facile à retenir. Je suis l’avant-dernier d’une famille de 7 enfants.
Toute ma vie a été associative : à l’âge de 13 ans, je suivais déjà mes grands frères qui militaient dans des associations pour la protection de l’environnement, la lutte contre le VIH et plein d’autres choses. Avec mes frères, j’avais déjà une conscience d’aider les autres. En grandissant j’ai occupé des postes à responsabilité dans des associations de jeunesse : secrétaire général, président. J’ai ainsi été nommé formateur pour la sensibilisation du public sur les questions d’alimentation.
J’ai étudié la sociologie à l’université de Lomé où j’ai obtenu la licence. Dans le cadre d’un stage, j’ai travaillé sur les problématiques paysannes, notamment sur la question de la vente des produits agricoles. Les problèmes qu’avaient les paysans togolais pour vendre leurs produits sur le marché, c’était crucial, et quand je suis revenu en ville, j’ai décidé de monter une association, l’Oadel, afin d’accompagner les comités de développement de quartiers dans l’élaboration et la mise en œuvre de projets alimentaires.
J’ai eu la chance d’être invité à venir en France pour la première fois en 2003, puis en 2005, à Besançon, où j’ai participé avec l’association RéCiDev, coordination territoriale ALIMENTERRE, au festival du même nom.
Grâce à cette expérience, j’ai pris la mesure des conséquences du poids du commerce international sur les marchés africains et sur la difficulté des producteurs locaux à écouler leurs marchandises à prix justes.
En rentrant, j’ai décidé d’orienter mes actions autour de l’éducation des consommateurs dans la ville de Lomé, parce que, au final, ce sont ces consommateurs-là qui constituent le marché pour les paysans togolais. Et si ces consommateurs se tournent vers les produits importés, alors les paysans ne pourraient jamais s’en sortir. Nous avons donc commencé à sensibiliser les consommateurs à un changement de mentalités et à faire redécouvrir les produits locaux.
Retrouver le goût des aliments et des savoirs faires traditionnels
A l’époque, c’était une thématique nouvelle. Mais la façon dont on la présentait faisait voir la réalité à tout le monde, disant que, en tant que consommateur on avait tout perdu car notre alimentation était toute entière tournée vers l’extérieur, que notre art culinaire se perdait et avec lui, le plaisir à manger les plats traditionnels.
Effectivement, il y avait certaines denrées qu’on ne trouvait plus sur les marchés. Cela a conduit à l’organisation d’un événement qu’on a appelé la « Journée de l’alimentation » : chacun des 5 quartiers participant préparait des mets qui étaient en voie de disparition ou totalement disparus. Cette journée a été un grand succès car on y a retrouvé des habitudes alimentaires comme par exemple, prendre le thé de citronnelle ou le thé de Gambie au petit déjeuner, qui avaient été remplacés par le Nescafé ; ou encore des beignets traditionnels qu’on ne retrouvait plus. Les gens ont trouvé cela tellement bien qu’on a décidé de refaire cet événement chaque année.
La première édition c’était sur une journée, après c’était sur deux jours, puis une semaine … Et comme on a maintenu la sensibilisation, de plus en plus de personnes ont cherché à consommer des produits locaux en dehors de l’événement.
Des foires et des marchés alimentaires avec exclusivement des produits locaux !
Nous avons été la toute première organisation à proposer des « foires alimentaires » avec uniquement des produits locaux. On insistait à ce que les transformateurs expliquent et communiquent sur leurs méthodes de production et sur l’intérêt pour leurs produits. Il y avait aussi des démonstrations de cuisson. Dans le paysage, on observait que de plus en plus d’organisations commençaient à organiser ce type de foire. Cela nous a plu de constater que l’action avait un impact et des répercussions positives.
Au fur et à mesure, les foires ont changé d’échelle et sont devenues des marchés alimentaires. L’objectif était de montrer aux gens comment varier leur alimentation à partir des produits locaux. Nous avons proposé à un chef cuisinier de faire un atelier cuisine pour substituer des produits locaux à certains produits importés qui étaient très utilisés dans la préparation de recettes traditionnelles. Par exemple, nous avons appris aux gens comment faire la mayonnaise ou la vinaigrette de façon locale, ou encore remplacer les légumes importés par de la patate douce.
Nous avons fait participer les femmes en finançant l’achat des matières premières pour qu’elles puissent préparer des plats traditionnels à destination du marché. On leur donnait du temps pour qu’elles aillent se renseigner sur les recettes, la préparation des sauces, etc. auprès des parents et grands-parents. Elles sont venues tenir des stands avec des galettes faites à base de manioc, qui étaient préparées traditionnellement lors de funérailles. Pendant le marché alimentaire, on a aussi pu « gastronomiser » certains mets traditionnels en agrémentant les recettes avec de la viande ou d’autres produits locaux.
Le marché alimentaire est devenu un événement qui a pris de l’ampleur. De plus en plus de manifestations festives faisant la promotion des produits locaux se sont développées dans le pays. Par exemple, le festival la marmite, qui fête sa troisième édition, et réunit des chefs pour promouvoir les mets locaux.
C’est comme cela qu’on a mis en place la toute première boutique de vente de produits locaux au Togo : la BOBAR (Boutique Bar Restaurant). Tous les transformateurs, du Nord jusqu’au Sud venaient exposer leurs produits là-bas. C’était et c’est toujours une référence au Togo. Après quelques années, d’autres boutiques de produits locaux ont ouvert dans le pays : c’était intéressant de voir les répercussions de l’action de l’Oadel.
Le nerf de la guerre : miser sur la qualité des produits pour convaincre
La problématique de la consommation locale c’est aussi travailler sur la qualité des produits.
Certains consommateurs se demandaient quelles garanties ils avaient sur la qualité de ces produits. Nous avons commencé à travailler avec l’Institut Togolais de Recherche Agronomique (ITRA) afin d’obtenir des certificats de salubrité. Les unités de transformations qui ne respectent pas les normes ne peuvent pas mettre leurs produits dans les boutiques BOBAR. Ce travail réalisé avec l’ITRA sur les questions de norme et d’hygiène dans la production et transformation alimentaire nous a conduit à mettre en place un programme afin d’accompagner les unités de production à faire évoluer leurs pratiques pour rentrer dans les critères d’obtention du certificat de salubrité pour leurs produits.
Success story : Quand la petite boutique donne naissance à une centrale de distribution …
Afin d’approvisionner les personnes éloignées des boutiques nous avons créé une Centrale de Distribution de Produits Locaux Togolais. C’est important d’insister sur la notion de « centrale de distribution » car les gens connaissent les centrales d’achat : plusieurs entités consommatrices s’associent pour faire des achats en grosse quantité afin de faire baisser le prix chez les producteurs. La centrale de distribution est dans la démarche contraire, en centralisant les produits locaux achetés aux prix fixés par les producteurs, la centrale se charge d’alimenter avec ces produits des boutiques de quartier, des hôtels, ménages individuels, etc. L’idée est de centraliser la distribution pour des entités qui n’ont pas les moyens de le faire. Le but étant que les consommateurs, en entrant dans une boutique où se vendent des produits importés, puissent aussi trouver des produits locaux. C’est l’objectif et le travail de cette centrale, qui fonctionne aujourd’hui de manière indépendante de l’Oadel, avec un statut d’entreprise d’économie sociale et solidaire.
L’Oadel et le CFSI : un partenariat de longue durée en faveur du consommer local
Voilà comment Oadel s’est développé et a grandi. Dans le parcours de l’Oadel, toutes les actions ont été mises en place par rapport aux expériences du terrain. Elle organise depuis 2009 le festival ALIMENTERRE au Togo. Cette première participation a été rendue possible grâce au soutien du CFSI avec l’appui de la Coopération française et RéCiDev. Ce festival est également porté en milieu rural, où le cinéma a un pouvoir particulièrement mobilisateur et les débats sur des thématiques qui concernent les populations rurales permet d’élargir la sensibilisation.
Entre 2016 et 2018, le « Coup de pouce » du CFSI dans le cadre du programme Promotion de l’agriculture familiale en Afrique de l’Ouest (Pafao) a permis de réfléchir sur tout le travail développé, de mener des enquêtes auprès de plusieurs acteurs et de réfléchir à une stratégie de changement d’échelle pour élargir son champ d’action. Cela nous a permis de voir comment mieux communiquer auprès du public afin de lutter contre les préjugés sur les produits locaux, de travailler sur les questions de distribution, d’identifier les acteurs privés vers lesquels l’Oadel peut orienter sa stratégie de distribution des produits, comme par exemple, les hôtels et restaurants et même les achats institutionnels.
En 2024, quand on regarde le parcours, on constate que notre association a beaucoup grandi. En termes d’actions aujourd’hui, l’Oadel a une entreprise nationale, avec le soutien des pouvoirs publics togolais et de la population, et est reconnue comme leader sur les questions de la consommation locale.
Au niveau institutionnel : nous couvrons tout le territoire, nous avons un bureau au Nord du Togo avec des personnels permanents. Le nombre de salariés est passé de 8 à 23. L’appui du CFSI a été déterminant dans l’évolution de l’Oadel : le soutien financier et l’accompagnement du programme Pafao nous a permis d’avoir les moyens d’expérimenter et de mettre en œuvre nos actions au Togo.
Grâce aux invitations du CFSI, aux formations et aux séminaires internationaux organisés régulièrement, je partage les évolutions du travail dans le réseau, qui résonnent en moi. Je peux prendre des idées ici et les acclimater chez moi, au Togo. Ça me permet d’ouvrir davantage mon esprit et d’aller restituer tout ça à mes équipes pour qu’on puisse suivre les évolutions au niveau mondial, sur les questions de l’alimentation. Par exemple, nous travaillons aujourd’hui sur les « systèmes alimentaires territorialisés » et c’est au CFSI que j’ai eu cette notion-là, que je peux appliquer au sein de différents territoires du Togo.
Propos recueillis par Agnès Dugué et Misa Andriamasinoro le 2 avril 2024. La suite de l’interview au prochain numéro !
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